Mesures recommandées
Les formations de juges de paix sont des instances conformes à la loi, nommées par un conseil judiciaire. Un examen plus approfondi de leurs compétences et de leurs pratiques suscite toutefois des inquiétudes.
Le but premier de la création des formations de juges de paix était de donner aux juges concernés suffisamment de temps pour rédiger les motifs des décisions dans les affaires sensibles sur le plan des droits de l’homme. Dans la situation actuelle, ils ne peuvent le faire car ils sont surchargés de travail non lié aux « mesures conservatoires ».
La création des juges de paix devait également permettre d’éviter qu’un même juge ne statue d’abord sur les mesures conservatoires, puis sur le fond. On peut néanmoins s’interroger sur l’utilité d’un juge de paix durant la phase d’instruction puisque l’on observe, au stade des poursuites (procès), qu’il est possible pour un même juge de prendre des mesures conservatoires puis de statuer sur le fond sans que son impartialité soit mise en cause.
Le mécanisme d’appel horizontal entre quelques juges de paix au sein de chaque région ou tribunal ne peut se justifier par la nécessité d’une spécialisation du juge et pose problème : il empêche l’harmonisation de la jurisprudence et créé un système fermé.
Il existe de nombreux cas dans lesquels les juges de paix n’ont pas suffisamment motivé des décisions ayant eu un impact considérable sur les droits de l’homme des individus. Leur charge de travail est telle qu’ils manquent de temps pour apporter des arguments suffisamment individualisés, notamment dans des affaires de placement en détention et de fermeture de sites Internet.
C’est pourquoi laCommission de Venise recommande :
1. de supprimer la compétence des juges de paix statuant en matière pénale d’ordonner des mesures conservatoires durant la phase d’instruction. Les juges normalement compétents devraient être chargés de décider des mesures conservatoires au stade de l’enquête et des poursuites, sans être autorisés à prendre part à la décision sur le fond.
2. Si l’on veut conserver le système des juges de paix aux fins d’une spécialisation, il faudra les décharger de toutes leurs missions non liées aux « mesures conservatoires », notamment le blocage de sites Internet et les infractions routières, qui leur prennent énormément de temps. Sur toutes ces questions, et notamment le blocage de sites Internet, les juges de paix ne devraient plus avoir à statuer au fond, et des recours en bonne et due forme devraient être introduits.
3. Le mécanisme d’appel horizontal entre les juges de paix devrait être remplacé par un mécanisme vertical où les recours seraient dirigés soit vers les juridictions pénales de première instance, soit vers les cours d’appel.
4. Le parquet devrait demander la remise en liberté dans les meilleurs délais des personnes détenues du fait de décisions insuffisamment motivées prises par des juges de paix , à moins que la décision de placement en détention ait été confirmée par un tribunal du fond.
Mesures prises par l'État
L’Etat n’a pas pris de mesures pour donner suite à l’avis.
Le 22 décembre 2020, la Cour européenne des droits de l'homme a adopté son arrêt dans l'affaire Selahattin Demirtaş c.Turquie (no 2), no. 14305/17. La Cour a constaté des violations de l'article 5 § 3 (droit d'être traduit rapidement devant un juge), de l'article 3 du Protocole no 1 (droit à des élections libres) et de l'article 18 (limitation de l'utilisation des restrictions aux droits) combiné avec l'article 5 § 3.
Dans son arrêt, la Cour s'est référée à quatre avis de la Commission de Venise:
1. CDL-AD(2016)002, Avis sur les articles 216, 299, 301 et 314 du Code pénal de la Turquie
2. CDL-AD(2016)027, Avis sur la suspension du deuxième paragraphe de l'article 83 de la Constitution (inviolabilité parlementaire)
3. CDL-AD(2017)005, Turquie - Avis sur les amendements à la Constitution adoptés par la Grande Assemblée nationale le 21 janvier 2017 et soumises au référendum national le 16 avril 2017
4. CDL-AD(2017)004, Turquie - Avis sur la mission, les compétences et le fonctionnement des formations de juges de paix statuant en matière pénale
L’affaire concernait l’arrestation et la détention provisoire de M. Selahattin Demirtaş, qui, au moment des événements, était l’un des coprésidents du Parti démocratique du peuple (HDP), un parti politique pro-kurde. La Cour a estimé que les autorités judiciaires avaient prolongé la détention de M. Demirtaş pour des motifs qui ne pouvaient être considérés comme «suffisants» pour en justifier la durée.
Bien que M. Demirtaş ait conservé son statut de député tout au long de son mandat, la Cour a estimé que son incapacité à prendre part aux activités de l'Assemblée nationale du fait de sa détention provisoire constituait une ingérence injustifiée dans la liberté l'expression de l'opinion du peuple et avec son droit d'être élu et de siéger au Parlement.
La Cour a estimé qu'il avait été établi au-delà de tout doute raisonnable que les prolongations de la détention de M. Demirtaş, en particulier au cours de deux campagnes cruciales, à savoir le référendum et l'élection présidentielle, avaient poursuivi l'objectif ultérieur prédominant d'étouffer le pluralisme et de limiter la liberté de débat politique, ce qui était au cœur même du concept de société démocratique.
La Cour a soutenu la conclusion de la Commission de Venise selon laquelle l'amendement constitutionnel sans précédent et ponctuel contesté visait expressément des déclarations spécifiques de parlementaires, en particulier ceux de l'opposition, et qu'il s'agissait donc d'un «abus de la procédure d'amendement constitutionnel». Les parlementaires ne pouvaient raisonnablement pas s'attendre à ce qu'une telle procédure soit mise en place pendant leur mandat. L'ingérence dans la liberté d'expression n'était donc pas prévisible, en violation de l'article 10 de la Convention.